Faut-il surtaxer les voitures électriques chinoises ?


La décision annoncée récemment par le Président Biden de surtaxer les véhicules électriques chinois à hauteur de 100% a marqué les esprits. Elle s’accompagne d’ailleurs d’autres fortes augmentations de droits de douane sur une série de produits d’origine chinoise (batteries, panneaux solaires, etc).
Cette décision spectaculaire soulève immédiatement une question de fond pour nous, Français et Européens : faut-il suivre l’exemple américain, et restreindre fortement les importations chinoises, notamment dans des secteurs clés pour l’avenir de notre économie ?

 

Faut-il suivre l’exemple américain?

Les arguments en faveur d’un tel protectionnisme ne manquent pas. Pourquoi après tout s’astreindre à respecter les règles de libéralisation du commerce édictées notamment par l’OMC alors que les deux principaux partenaires de l’Union européenne s’en exonèrent sans le moindre remords, les Chinois en fermant leur marché et en subventionnant massivement leurs industries et les Américains en taxant de manière prohibitive certaines importations, sans oublier le volet subvention comme le montre le fameux IRA ?  L’Europe serait-elle condamnée à être l’idiot utile du village global ?

La tentation protectionniste est d’autant plus compréhensible que les enjeux économiques de cette affaire sont majeurs. Si les importations de véhicules électriques chinois par les Etats-Unis sont marginales, ce qui montre le caractère principalement symbolique de la décision de Biden, la situation européenne est potentiellement plus inquiétante : les photos des ports d’Anvers et de Rotterdam remplis de milliers de voitures chinoises en attente de livraison sont frappantes, et les exportateurs chinois, bloqués dans leur accès au marché américain, devraient selon toute logique redoubler d’efforts sur l’Europe. La comparaison souvent faite avec les exemples historiques japonais et coréen, qui n’ont pas provoqué, comme on le craignait à l’époque, un effondrement de l’industrie automobile européenne, n’est pas forcément pertinente : la stratégie chinoise, comme le montrent les secteurs des panneaux photovoltaïques ou des éoliennes, est beaucoup plus agressive et radicale en visant à l’hégémonie totale sur les industries d’avenir. Le plan « Made in China 2025 » conçu il y a dix ans fixait clairement cet objectif. Il a été implacablement mis en application depuis lors.

 

La contrainte bruxelloise.

Doit-on pour autant prendre des mesures aussi radicales que celles annoncées par les Américains, et si c’est le cas, comment procéder pour leur mise en œuvre ? C’est évidemment là que le bât blesse. Toute mesure de protection aux frontières doit, on le sait, être décidée à l’échelon européen, car depuis le Traité de Rome  la politique commerciale est  une des rares politiques exclusivement communes. Or il est clair que, en dépit de l’évolution des esprits à Bruxelles en faveur d’une politique commerciale moins naive  plus « assertive » comme on dit là-bas, il est illusoire de penser que l’on puisse arriver à court terme à un consensus minimum sur des mesures vraiment dissuasives à l’encontre des importations chinoises. Les convictions libre-échangistes restent solidement ancrées chez les pays d’Europe du Nord et les intérêts de l’Allemagne sont clairement divergents des nôtres.

Face à ce constat, deux attitudes sont possibles : la résignation, ou au contraire un volontarisme radical consistant à s’exonérer des règles européennes et à faire cavalier seul, en considérant que les intérêts essentiels de notre pays sont en cause, et qu’après tout, le jeu en vaut la chandelle ! La campagne actuelle pour les élections européennes montre d’ailleurs que cette hypothèse n’est pas pure fiction car plusieurs partis politiques français, aux deux extrémités de l’échiquier, prônent cette voie.

 

L’illusoire “renationalisation” de la politique commerciale.

Il faut donc en mesurer les conséquences, et le diagnostic est malheureusement sans appel : pour être menée à bien, cette politique provoquerait en réalité une sortie de l’Union européenne, au moins sur son volet commercial, et probablement sur ses volets économique et monétaire. Les implications politiques, diplomatiques, juridiques d’une “renationalisation” de la politique commerciale seraient évidemment énormes comme l’exemple du Brexit le montre. Mais supposons pour aller au bout du raisonnement, que ce choix devienne une réalité.  Notre pays se retrouverait donc en capacité de décider souverainement d’appliquer une politique protectionniste, mais quel serait son poids ? Rappelons que la France représente 1% de la population mondiale et moins de 3% du PIB mondial. Peut-on sérieusement envisager de construire, comme dans les années 60, une politique industrielle autonome nous donnant une place de premier plan dans les principales technologies ? Peut-on imaginer un instant que nos partenaires commerciaux se laisseraient imposer des mesures restrictives sans prendre des représailles sur nos exportations ? Peut-on penser que notre pays, grevé par une dette record et des déficits budgétaire et commercial excessifs ne serait pas très vite sanctionné durement par les marchés, avec une forte augmentation des taux d’intérêt et une difficulté d’accès à de nouveaux emprunts ?

Notre pays seul, comme chacun des pays européens, ne pèse pas assez économiquement et est aujourd’hui trop dépendant de ses échanges extérieurs pour se permettre de prendre ce risque, et les responsables politiques qui prônent cette solution miracle sont soit utopistes, soit plus probablement cyniques. Ils savent bien qu’en cas de victoire de leur part, il leur faudrait tôt ou tard rentrer dans les rangs, sans jamais l’avouer, à l’instar de l’Italie de Giorgia Meloni…

 

Faut-il pour autant se résoudre à l’inaction et à la défaite ?

Il est évident que la seule stratégie possible se situe à l’échelon européen. L’Europe est la première puissance commerciale mondiale et un très grand ensemble économique, seul de taille à rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine, ainsi qu’avec l’Inde demain. C’est donc à Bruxelles, à Berlin et dans les autres capitales européennes qu’il nous faut plaider sans relâche pour un renforcement réel de notre souveraineté industrielle et commerciale.. L’exemple de la politique commerciale affichée par les Etats-Unis, sous la présidence Trump comme sous celle de Biden, mais aussi  la stratégie de la Chine, désormais considérée à Bruxelles comme un « rival systémique », ne peuvent que conduire à une évolution des esprits. Les progrès enregistrés depuis quelques années dans le sens d’un plus grand interventionnisme sont incontestables : mise en place du vaste plan de soutien économique Next Generation EU après la crise du Covid, Pacte Vert européen, installation d’un Procureur commercial européen, Instrument Anti-Coercition, Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières, renforcement des procédures anti-dumping et anti-subventions, etc.

Ce sont ces instruments qui sont à l’heure actuelle mobilisés pour essayer de contenir les exportations chinoises dans certains secteurs. Il est probable que l’enquête anti-subvention sur les importations de véhicules électriques chinois lancée par la Commission européenne en octobre 2023 débouchera sur l’application de « droits compensateurs », mais à un niveau très inférieur à la surtaxe américaine de 100%. On peut évidemment déplorer cette faiblesse, mais il faut bien reconnaître que de telles mesures n’auraient tout simplement pas  été envisageables il y a quelques années. L’Union européenne est une entité qui applique les règles juridiques qu’elle s’est imposée, et ce respect de la règle de droit fait partie de son ADN, que l’on s’en réjouisse ou que l ‘on le déplore.

 

Quelle stratégie industrielle et commerciale pour l’Europe ?

Il n’en reste pas moins que l’Europe devrait faire preuve d’une plus grande fermeté sur ces sujets de commerce international, et tenir davantage compte de l’évolution des pratiques de nos principaux concurrents. Le respect absolu des règles de l’OMC, par exemple, pourrait être questionné : faut-il continuer à jouer les bons élèves, alors que les deux autres acteurs principaux du commerce mondial bafouent ostensiblement cette institution ? La stratégie consistant à multiplier les accords de libre-échange est-elle toujours pertinente ? Les outils de défense commerciale ne pourraient-ils pas être utilisés de façon plus offensive, en appliquant de manière systématique le principe de réciprocité ?

C’est aussi et peut-être surtout en matière de politique industrielle que l’Europe, et la France pour sa part, doivent se montrer plus interventionnistes : les exemples de la Chine comme des Etats-Unis montrent que c’est surtout dans ce domaine que les efforts doivent être menés. Il faut donc continuer à lutter pour la mise en place de plans européens ambitieux de soutien aux secteurs stratégiques, et la France doit décliner ces programmes à son niveau, dans la limite de ses moyens budgétaires. l’assouplissement des règles européennes en matière de concurrence et d’aides d’Etat est un autre volet essentiel, qui évolue d’ailleurs de manière encourageante depuis quelque temps.

Le sujet des importations de véhicules électriques chinois vient à point nommé pour lancer un débat de fond sur la stratégie industrielle et commerciale de l’Europe. La « renationalisation » de ces politiques par chaque Etat-membre est une sorte de « Grand Soir » illusoire et dangereux, qui conduirait au détricotage de la puissance européenne et à l’affaiblissement de chacun des Etats-membres . La seule voie d’avenir consiste à lutter dans le cadre actuel français et surtout européen,  malgré ses contraintes, pour une démarche beaucoup plus ambitieuse en faveur de notre industrie.

 

Alain BENTEJAC

Vice-président de La Fabrique de l’Exportation