Comment réinventer l’exportation des produits du terroir ? Focus sur un succès suisse : le fromage « Tête de Moine AOP »


La filière « Tête de Moine AOP » a su construire une spectaculaire croissance à l’export. Elle a misé sur l’innovation d’usage pour créer de nouveaux modes de consommation, le travail collaboratif des acteurs de la filière, des exigences de qualité pour les process et le produit final… Analyse de cette réussite par Lamia Ben Hamida, professeure associée à la Haute Ecole de Gestion Arc (Suisse), et Stefanie Hasler, collaboratrice à la même école.

 

Tout d’abord, pouvez-vous nous dire quelles sont les principales caractéristiques de ce fromage ?

Stefanie Hasler : La Tête de Moine repose sur un savoir-faire ancestral et une production traditionnelle. Historiquement, c’est le deuxième fromage suisse à avoir été enregistré AOP en 2001 – avant le Gruyère. Initialement produit par les moines de l’abbaye de Bellelay, ce fromage a une histoire de plus de 800 ans. Il est considéré comme un produit premium, haut de gamme, sur un marché de niche. Il se décline en 5 produits différents (classic, extra, réserve, bio et fermière). Il est vendu en meules, demi-meules et rosettes pré-emballées (ces dernières représentant aujourd’hui 40 % des ventes). Le mode de consommation de la Tête de Moine est inscrit dans le cahier des charges : on ne coupe pas le fromage en petits cubes, mais on le râcle (avec un couteau ou un outil spécifique) pour pouvoir le consommer. C’est une spécificité forte de cette appellation.

 

Pouvez-vous nous présenter les objectifs de votre projet de recherche ?

Lamia Ben Hamida : Fruit d’un partenariat entre la Haute Ecole de Gestion Arc (Suisse) et la Faculté de sciences économiques et de gestion de Sfax (Tunisie), et financée par le fonds suisse Leading House MENA (Middle East North Africa), cette étude comparative sur le développement des produits du terroir à l’international se concentre sur deux produits : le fromage « Tête de Moine AOP » côté suisse et la filière huile d’olive côté tunisien. Pour la Tête de Moine, le projet visait à analyser les stratégies managériales d’exportation de ce produit du terroir, à identifier les catalyseurs de succès à l’international, et à formuler des prescriptions managériales pour promouvoir l’exportation de ce fromage haut de gamme.

 

Comment définit-on un produit du terroir en général ?

  1. B.M.: Il faut distinguer produits du terroir et produits régionaux. Les deux sont des produits de la région, considérés par les consommateurs comme relativement  « écologiques » et porteurs de valeurs liées au développement durable : circuits courts, responsabilité sociale, réduction des émissions de CO2, commerce équitable, salaires équitables. Frais ou transformés, les produits régionaux sont disponibles dans leur région d’origine et aux alentours ; en Suisse, ils sont identifiés par des logos « de la région », « ma région » ou « local ».
    Les produits du terroir, quant à eux, sont des spécialités qui font référence à la terre et aux hommes qui la cultivent, ainsi qu’à un savoir-faire artisanal ; ils ont le plus souvent un goût typique. Comme les produits régionaux, ils sont très présents dans leur région mais sont aussi exportés. A l’image du fromage Tête de Moine, ce sont souvent des mets consommés à des occasions spéciales comme les fêtes.

 

Quel est le rôle joué par le territoire ?

  1. B.M.: Dans notre étude, nous avons considéré le territoire comme un avantage concurrentiel. Il apporte en effet des ressources tangibles (morphologie, ressources naturelles, infrastructures, climatologie, etc.), mais aussi des ressources intangibles (histoire, tradition, valeurs partagées, etc.). L’économie laitière est le secteur le plus important de l’agriculture suisse, participant pour environ 20 % à la production agricole totale. De plus, 44,5 % du volume de lait est transformé en fromage. La Tête de Moine est produite dans la région du Jura et du Jura bernois, une région très riche en produits de terroir fromagers. C’était donc pour nous un terrain favorable pour voir comment cette filière réussit dans l’exportation de son fromage à l’international.

 

Comment s’expliquent les très bons résultats de la Tête de Moine à l’exportation ?

  1. H.: Aujourd’hui, les deux tiers des volumes de production de la Tête de Moine sont vendus à l’étranger. L’Allemagne représente 57,5 % des ventes à l’export, la France 31,1 %, l’Espagne 7,3 % et le Benelux 4,2 %. Le produit est vendu dans 44 pays, dans les pays de l’Est, en Chine, en Asie, en Australie, en Afrique du Sud, en Égypte, aux États-Unis, en Amérique latine et en Amérique du Sud.

L’expansion des ventes, sur le plan national et international, repose sur plusieurs innovations liées au mode de consommation en rosettes. Au début des années 1980 a ainsi été inventée la « girolle », un petit instrument sphérique en bois avec une tige en métal où l’on peut positionner le fromage puis le râcler avec un couteau circulaire pour faire des rosettes. En 1996, est sortie une « pirouette-box », une girolle plus petite, en plastique, qui a été dédiée aux ventes à l’exportation. Et dans les années 2016-2017, a été lancé le « rosomat », une petite girolle automatique et électrique, prévue pour les commerces, les laiteries et les magasins.

 

Quels sont les acteurs clés de la filière ?

  1. H.: Nous avons pu réaliser une cartographie des différents acteurs présents, en amont comme en aval. Différentes structures et associations, comme le Switzerland Cheese Marketing et l’Office fédéral d’agriculture suisse (OFAG), travaillent ensemble pour la promotion des fromages suisses à l’étranger. La filière Tête de Moine est particulière, un peu comme une famille, avec plusieurs acteurs qui ont chacun un rôle particulier. 245 producteurs de lait fournissent 6 fromagers, dont 2 sont des fromagers-affineurs exportateurs (Spielhofer, une PME familiale, et Emmi, un groupe multinational suisse). Ces 2 fromagers-affineurs se partagent environ 3.000 tonnes de fromage. Les 4 autres fromagers produisent le fromage mais n’ont pas la possibilité de l’élever ; ils fournissent les 2 fromagers-affineurs, puis en récupèrent une partie pour la vendre de leur côté. Certaines ventes à l’export sont réalisées en direct vers les pays, d’autres par le biais d’intermédiaires.

 

Quelle méthodologie avez-vous utilisée pour votre étude ?

  1. B.H.: Nous avons mené 12 entretiens semi-directifs avec des acteurs clés de la filière, comme l’interprofession de la Tête de Moine, l’Office fédéral d’agriculture suisse (OFAG), l’association suisse AOP-IGP, la Fondation rurale interjurassienne (FRI), le Switzerland Cheese Marketing, l’Association faîtière des artisans suisses du fromage, l’Association des producteurs de lait Tête de Moine, les producteurs de lait, les fromagers, les fromagers-affineurs exportateurs… Après les premiers résultats, nous avons aussi organisé une table ronde avec ces acteurs clés pour discuter des résultats et des prescriptions que nous pouvions faire pour améliorer les exportations. Le cadre conceptuel du projet reposait sur la théorie basée sur les ressources : capital humain, networking et marketing ; management, connaissances, expériences et finance ; organisation, production et R&D. Autant de ressources auxquelles nous avons ajouté l’avantage territorial.

 

Quels sont les résultats qui expliquent l’avantage concurrentiel construit au fil du temps ?

  1. B.H.: En termes d’organisation, de production et de R&D, il existe une interprofession et un cahier des charges pour l’ensemble de la filière, laquelle fonctionne avec des relations de proximité. L’invention de la « girolle » dans les années 1980, puis du « Rosomat » en 2018, a permis de faire progresser les exportations de manière spectaculaire. Il existe aussi des technologies pour la traite (robots) ou l’affinage du fromage, mais la production est restée traditionnelle. Il existe une traçabilité sur l’ensemble de la chaîne de valeur, et une valorisation des chutes et du surplus de lait (pour d’autres spécialités fromagères).

 

En termes de management, de connaissances, d’expériences et de finance, chaque acteur joue un rôle central pour les ventes nationales et internationales. Par exemple, le Switzerland Cheese Marketing collecte des informations sur les marchés étrangers. L’internationalisation de la Tête de Moine s’appuie aussi sur l’expansion d’autres fromages suisses, comme le gruyère, très connu dans le monde. L’Etat suisse joue un rôle central, en mettant à disposition un budget annuel pour le fonctionnement de la filière et de l’ensemble de la branche laitière suisse.
En termes de capital humain, de networking et de marketing, les professionnels sont présents dans la région, avec des compétences métiers tout au long de la chaîne de valeur. Il existe un réseau très riche ; tous les acteurs travaillent ensemble et se rencontrent régulièrement, un peu comme une famille. Les activités marketing sont principalement organisées par le Switzerland Cheese Marketing. Il existe également une capacité de communication assez forte des besoins du marché, ainsi qu’une fête annuelle de la Tête de Moine AOP et des concours auxquels le fromage participe, en Suisse et à l’étranger, ce qui renforce son image auprès du consommateur.

Enfin, au niveau de l’avantage territorial, c’est un produit riche d’une histoire de plus de 800 ans. Sur le fromage figure toujours la mention de Bellelay, lieu des premières productions de la Tête de Moine. Celle-ci bénéficie de la forte image de la Suisse comme « pays du fromage » et de son ancrage territorial fort au sein d’une région de produits de terroir fromagers. La dynamique territoriale et le savoir-faire technique et organisationnel de la filière sont assez impressionnants.

Il est important d’indiquer par ailleurs que le libre-échange avec l’Union européenne depuis 2007 a également facilité les exportations. 

 

Quelles sont les recommandations que vous avez pu adresser à la filière ?

  1. H.: La Tête de Moine est surtout consommée lors des fêtes comme Pâques et Noël, l’été étant une saison creuse. Pour casser les saisonnalités, les acteurs de filière misent sur l’international : « plus nous serons internationaux, plus les choses se passeront bien», disent-ils. En effet, d’autres pays du monde n’ont pas les mêmes fêtes, et donc les mêmes moments de consommation du fromage ; l’internationalisation doit ainsi davantage contribuer à lisser la production tout au long de l’année.

 

Pour réduire l’impact du changement climatique sur l’alimentation du bétail (les effets de la sécheresse sur les herbes et les céréales consommées par les vaches), la filière de la Tête de Moine travaille avec la Fédération rurale interjurassienne (FRI) – qui est une fondation, une école, mais aussi un centre de conseil et de recherche – à la diversification de ses cultures afin d’avoir de l’herbe fraîche sur une plus longue période. La problématique concerne le bien-être de l’ensemble de la filière (humains, animaux et nature). 

Par ailleurs, le développement du tourisme suisse dans les régions agricoles reste faible et il serait opportun de mieux faire connaître la région et les produits du terroir de l’Arc jurassien. 

 

En termes d’impact écologique, le plastique utilisé pour les « pirouette-box » est extrait des océans (PET recyclé). Les emballages de rosettes du fromager-affineur exportateur Spielhofer proviennent aussi de plastiques et de cartons recyclés.

Il est aussi question de proposer d’autres modes de consommation pour répondre à l’évolution du comportement des consommateurs et aux nouveaux potentiels du marché. La recette d’origine étant inscrite dans le cahier des charges, il n’est pas question d’ajouter des graines de moutarde ou du piment d’Espelette, mais plutôt d’ajouter la Tête de Moine dans des salades ou des soupes ; il existe aussi une fondue en Suisse à base de Tête de Moine. Ces réponses pourraient être proposées sur de nouveaux marchés, par exemple en Amérique latine ou en Asie, où la culture de fromage n’est pas aussi ancrée qu’en France ou en Suisse.

 

Pour conclure, quels sont selon vous les principaux enjeux et défis associés aux produits du terroir ?

L. B.M. : La principale question posée aux acteurs d’une filière est : jusqu’où grandir et produire plus, tout en gardant l’identité d’origine ? D’abord, la chaîne de valeur dépend des ressources naturelles de la région : surfaces agricoles, climat (avec donc l’effet du changement climatique), alimentation animale, race des animaux, disponibilité de la main-d’œuvre agricole…
Par ailleurs, les acteurs d’une filière doivent être capable de favoriser le lien et le dialogue local entre producteurs et consommateurs, via une relation transparente qui renforce la notoriété et l’image du produit, tout en développant les ventes à l’international.

 

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